Biographie nationale de Belgique/Tome 1/AKEN, Henri VAN

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AKEN (Henri VAN), poëte flamand, né à Bruxelles, vivait au xiiie siècle. Il fut sans contredit un des poëtes les plus remarquables du xiiie siècle, tant à cause de l’importance de ses productions littéraires que par l’élégance de sa versification et la pureté de son langage. Jean Boendale, l’auteur des Brabantsche Yeesten, son contemporain, parle de lui avec éloge dans le poëme didactique den Leekenspiegel, où il dit :

Van Brussele Heine van Aken ;
Die wel dichte conste maken,
(Gode hebbe die siele sine)
Maecte dese twee versekine :
« Vrienden werden lange gesocht,
Selden vonden, saen verwrocht. »

Nous apprenons par ce passage que Van Aken était réputé, de son vivant même, comme bon poëte, qu’il était né à Bruxelles et qu’il mourut avant l’achèvement du Leekenspiegel, qui fut terminé en l’an 1330, date apposée par l’auteur même à la fin de l’ouvrage. D’après le manuscrit du Roman flamand de la Rose, appartenant à la bibliothèque de l’Institut d’Amsterdam, il avait sa résidence à Corbeke, près de Louvain, et était curé de cette paroisse :

…… ende es prochiaen
Te Corbeke, alsic ’t hebbe verstaen.

Cinq de ses œuvres poétiques sont parvenues jusqu’à nous :

1o Huon de Tabarie ; 2o Le Roman de la Rose ; 3o La suite du Miserere du reclus de Moliens ; 4o Le quatrième livre du Wapen Martin ; 5o Les Enfants de Limbourg.

Les trois premiers ouvrages sont des traductions ; les deux autres des compositions originales. Examinons ici rapidement chacune de ces productions.

1o Huon de Tabarie est traduit d’une pièce française intitulée : L’Ordenne de chevalerie, publiée par Méon (Fabliaux et Contes, t. I, p. 59). Willems inséra le texte flamand, de 275 vers, dans le Belgisch Museum (t. VI, p. 94), d’après un manuscrit déposé à la Bibliothèque royale de Bruxelles. C’est un récit assez curieux de la manière dont le sultan Saladin se fit armer chevalier par Huon de Tabarie, son prisonnier. À cette occasion, Huon lui explique les devoirs du chevalier et la signification symbolique des diverses pièces de l’armure, ainsi que celle des cérémonies qui ont lieu pendant l’admission.

Ce poëme, comme on le voit, n’a rien de commun, ainsi qu’on l’a prétendu, avec celui de Saladin, qui compte 1621 vers et fut publié, en 1480, par A. De Keyser, à Audenarde, et réimprimé à Gand, en 1848, par la Société des Bibliophiles flamands.

2o Le Roman de la Rose, un des plus célèbres poëmes allégoriques du moyen âge, composé, vers la fin du xiiie siècle, par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, eut une vogue considérable pendant plusieurs siècles. Le plus ancien poëte de la Grande-Bretagne, Geoffrey Chaucer, en composa une traduction anglaise en vers, et même de notre temps, vers l’an 1839, Henri Fuhrman, de Berlin, le traduisit en allemand. D’après l’aveu même de l’auteur, le poëme est imité de Macrobe, qui composa la Vision du roi Cypron. Le poëte aussi raconte un songe qui n’est qu’une longue et interminable allégorie, dépourvue d’événements et de personnages propres à dominer l’action. C’est Dame Oiseuse qui inspire à l’amant le désir de rechercher la Rose. Une foule de figures allégoriques se succèdent ; les vertus et les vices personnifiés, telles que la Haine, l’Avarice, la Douleur, etc., sont peints d’une manière brillante et poétique, qui repose l’esprit au milieu de ces discussions infinies de morale et de sentiment. Bientôt paraît l’Amour, qui décoche ses traits dans le cœur de l’amant. Chacun de ces traits porte un nom particulier et tous ne font qu’envenimer les blessures du malheureux, qui surmonte les plus grands obstacles pour parvenir à son but, car la Rose est protégée par un entourage de personnages allégoriques, par le Danger, par la Jalousie, par d’autres encore ; mais à la fin, la Beauté est vaincue, et le poëte obtient le bouton de rose qu’il a tant désiré.

Le texte français compte vingt mille vers, le poëme flamand n’en a que 14,224 ; il a été publié par M. Ed. Kausler, conservateur des archives à Stuttgard, dans le t. II des Denkmäler alt-niederländischer Sprache und Litteratur. Tübingen, 1844. Cette publication est faite d’après le manuscrit provenant de l’abbaye de Combourg, actuellement aux archives de la ville de Stuttgard. Un second manuscrit, conservé à la bibliothèque de l’Institut d’Amsterdam, est décrit par Willems, dans le Belgisch Museum, t. IV, p. 102. Des fragments d’une autre traduction furent découverts par M. Bormans. (Voyez le Letterbode de 1854.)

La traduction flamande est plus agréable à la lecture que l’original, parce que les longueurs et les répétitions fastidieuses en sont retranchées ou fondues avec beaucoup de talent. L’auteur, Henri van Aken, s’y nomme du lieu de sa naissance Henri de Bruxelles.

3o Le Miserere du reclus de Moliens, de la fin du xiie siècle, fut traduit en partie par Gilles de Molhem, et achevé par Henri. M. Serrure, qui en a publié le texte flamand (Vaderlandsch Museum, t. III, p. 235), pense que ce dernier, qui vécut longtemps après Gilles de Molhem, fut Henri van Aken. Willems (Belgisch Museum, t. IV, p. 105) est d’un avis différent et croit que les vingt-cinq derniers couplets sont dus à un autre poëte qui portait le même prénom.

4o Le quatrième livre du Wapen Martin. — Le chef-d’œuvre de Jacques van Maerlant, le Wapen Martin, avait fixé l’attention des hommes les plus savants de son siècle : c’est un poëme lyrique où les questions les plus élevées, tant philosophiques que sociales, sont traitées, avec un talent et une sagacité rares à cette époque. Henri van Aken écrivit le quatrième livre d’après ce modèle, et sa composition mérite aussi les plus grands éloges. Les strophes y ont la même élégance et les idées la même hardiesse que celles de son prédécesseur.

Au temps de ces poëtes, les communes s’élevant au milieu de la féodalité, s’affranchirent bientôt, et, imbues des principes de l’ancien droit germanique, elles favorisèrent l’émancipation des serfs. Ce fut alors que les bases de l’ancien état social s’affaissèrent par l’absence de tout sentiment d’honneur chez les puissants et les grands. La chevalerie n’y est aucunement ménagée : c’est par ses vices et par sa nonchalance que les chrétiens furent chassés de la Palestine, que le port de Saint-Jean d’Acre tomba au pouvoir des infidèles, que la terre sainte gémit encore sous le joug des Musulmans et tend en vain ses mains suppliantes vers l’Occident.

Nous transcrivons ici les 19e et 26e couplets, afin que le lecteur puisse juger par lui-même de la pureté du langage et de l’excellente versification, ainsi que des tendances du poëte :

Jerusalem ende Calephas,
Ende Akers, dat gewonnen was,
    Ende Suers, die goede stede,
En es Fransoys, Bihemere noch Sas,
Die daer heeft eens honts gebas.
    Die houdt kerstennen sede.
Nu maect men der heidenen tas,
Daer Maria selve genas
    T’onser salichede.
Die werelt is broesscher dan glas ;
Die trouwe soect, hi vint gedwas ;
    Dit es al waerhede.
T’Akers, seker syt das,
Soechmen die kerstene dore haer vas ;
    Dat was jammerhede.
Wi sonden segel ende was ;
Mer niet en leden wi den pas,
    Wat men ons misdede,
    Wine wouden daer niet mede.


Jacob, die bi rade doet,
Dat hi doet es hem goet.
    Mi en mach geen dichten deren ;
Ic ben dies seker ende vroet
Dat ic al myn leven dichten moet
    Ende meest op die heren.
God moet er mi toe geven spoet
Dor sinen lieven oetmoet,
    Sonder weder keren.
Hebbic syn gratie metter vloet,
Al liggie hier onder voet,
    Hi sal mi ginder eren,
Alse dat vute valsche bloet
Liggen sal in die gloet,
    In dat lange beseeren.
Helpt, God ! in u behoed
Set ic minen sin ende minen moet ;
    Ende helpt mi, Here, leren
    Myn scip ten besten keren.

5o Les Enfants de Limbourg, poëme épique de grand mérite, divisé en douze chants et contenant plus de vingt mille vers, fut composé quand l’idée du rétablissement de l’empire latin de Constantinople subsistait encore dans toute l’Europe. Les Grecs et les Latins, réunis sous le même drapeau, avaient refoulé les Turcs jusqu’au delà du Caucase : la transmigration fut nombreuse, et les croisés établirent alors plusieurs principautés dans ces contrées. C’est cette époque que le poëte nous dépeint dans son œuvre brillante : l’Orient et l’Europe ne forment plus qu’un État ; les guerriers de l’Orient parcourent les plaines de la Lombardie, assistent aux tournois et prennent part aux guerres de l’Europe, tandis que les chevaliers de l’Occident aident les Grecs dans la lutte qu’ils sont obligés de soutenir contre les Sarrasins pour défendre les frontières de l’Empire. Le fond du poëme est l’enlèvement de Marguerite de Limbourg, qui, en butte aux plus grands dangers, est transportée à Athènes. Son frère accourt pour la délivrer et, après des événements aussi inattendus qu’extraordinaires, Marguerite épouse Échites, le jeune duc d’Athènes, qui devient roi de l’Arménie ; le frère de Marguerite obtient la main de l’héritière de l’empire grec et monte avec elle sur le trône de Constantin. Ce vaste cadre, subdivisé en différents tableaux, contient des épisodes attrayants et si bien développés, qu’on les prendrait pour des poëmes complets ; mais le mérite en est encore rehaussé par des détails pleins d’intérêt, et la place qu’ils occupent dans le cercle d’aventures qui se succèdent, forment autant de scènes subordonnées à l’action principale. Dans cette composition, les traditions grecques se mêlent aux traditions germaniques, et souvent les idées mythologiques nationales s’y reproduisent avec des dénominations classiques. Ainsi la déesse Holda apparaît, au troisième livre, sous le nom de Vénus, le trois Nornes sous celui de Sirènes (Meerminnen, v. IV, chant 1299). Le forgeron Wielant n’est pas inconnu, ni l’épée Mimminc et le héros Wedech. Les Amazones ont, en général, le caractère et tous les traits donnés aux Valkyries. De même que l’Edda, où la fin du monde est représentée par un grand combat entre les puissances de la nature, personnifiées en autant de divinités, de même les grands poëmes nationaux finissent par une immence bataille, d’où sort une ère nouvelle. Ainsi, dans le Niebelungen-Lied, nous voyons périr tous les héros bourguignons et huns, le seul Thierri de Vérone survit et devient la souche d’une nouvelle dynastie. Les poëmes du Ravennaslach et de Roncevaux se terminent de la même manière.

Henri van Aken commença ce travail en l’an 1280 et le finit en 1317, d’après les vers insérés à la fin du douzième livre, et rétablis par M. Jonckbloet de la manière suivante :

Nu es Heinric die dit maecte,
Ende so hi best conste gheraecte,
Sicre pinen af, so es hi blide ;
Die hi begonste in dien tide
Dat men screef ons Heren jaer
.XIIIe dat es waer,
.XX. men, ende was ghekent,
Alse men den daet gescreven vent,
Van der geborten ons Heren,
Die Maria drouch met eren,
.XIII hondert jaer ende .XVII.

La Société littéraire de Leide chargea M. Th. Vanden Berg de la publication de ce poëme. Ce savant s’acquitta de cette tâche d’une manière digne d’éloges ; l’orthographe et la ponctuation ont été revues avec soin, et le vocabulaire des mots anciens, qui est très-correct, prouve l’étude approfondie que l’éditeur a faite de notre langue nationale du moyen âge. Il donna pour titre à cet ouvrage :

Roman van Heinric en Margriete van Limborch, gedicht van Heinric. Leide, 1846-1847, 2 vol. xlvi et 370 et 358 pp.

Ce poëme eut, dès son apparition, une grande vogue. Il fut traduit en langue allemande vers la fin du xve siècle, par Jean van Soest, à la demande du comte palatin Philippe le Sincère (der Aufrichtige). Au xvie siècle, on le reproduisit en prose et il fut diverses fois réimprimé, notamment à Anvers en 1516, à Bruxelles en 1604, à Amsterdam en 1739 et en 1798, et à Nimègue en 1773. Au commencement de ce siècle, il parut, à Gand, une romance en cinquante-trois couplets, dont le sujet est pris dans les premiers livres du poëme. Cette chanson est intitulée : Margrietjen van Limburg.

L’idée d’une nationalité belge compacte commença, dès le temps de Van Aken, à éclore parmi les habitants des contrées qui constituèrent, sous la maison de Bourgogne, les dix-sept provinces des Pays-Bas. Au second chant, on voit s’organiser, à la voix du duc de Limbourg, pour punir la trahison de la ville de Trèves, la même confédération que l’empereur Othon IV avait réunie, un siècle plus tôt, sous le drapeau de l’Empire, et qui se composait du duc de Brabant, des comtes de Flandre, de Hollande, de Gueldre, de Clèves, de Looz, de Juliers, de Luxembourg et de Bar, ainsi que des évêques de Liége et de Bonn.

Ph. Blommaert.