Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BELLEGAMBE, Jean

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BELLEGAMBE (Jean), peintre, né vers l’an 1475, mort vers 1540, à Douai (ancienne Flandre). Jean Bellegambe, l’un des meilleurs peintres de l’école flamande de la première moitié du xvie siècle, était tout à fait tombé dans l’oubli lorsque l’auteur de cette notice trouva la preuve qu’il était l’auteur du magnifique rétable d’Anchin. Depuis, d’estimables travaux ont fait connaître de nombreuses particularités sur cet artiste et sur ses œuvres. Bellegambe est mentionné par Guichardin et Vasari parmi les illustrations des Pays Bas, et resta longtemps célèbre, sous le nom de maître des couleurs, dans sa ville natale, où sa postérité continuée pendant diverses générations, resta toujours vouée à l’art de la peinture. Plusieurs poëtes douaisiens ont fait, dans leurs ouvrages, des allusions à son talent et au surnom qu’on lui donnait. C’est ainsi que Jean Franeau de Lestocquoy, l’auteur du Jardin d’hyver ou Cabinet de fleurs, publié en 1616, s’écrie :

Peintre douisien, le maistre des couleurs,
Tu pourrois exercer ton art avec les fleurs ;
Le glaïeul founiroit ses diverses taintures,
Pour te faire inventer des diverses paintures.

En 1607, Jacques Loys avait rappelé le souvenir du célèbre Douaisien à l’occasion des noces de Jacques Valois et de la sœur de la femme de Vaast Bellegambe :

Que maître aussi des couleurs l’on peut dire,
Comme l’aïeul que tout le monde admire.

Il y a quelques années l’admiration avait fait place à un oubli si profond, qu’aucun des écrivains qui s’occupaient de l’histoire de l’ancienne école flamande ne mentionnait le nom de Bellegambe. On ignore encore la date de sa naissance et l’époque de sa mort. Comme il était marié dés l’année 1504 et qu’il vivait encore en 1531 et en 1533, ou peut supposer qu’il naquit vers l’an 1475 et mourut vers l’an 1540. Son père, George, était cayelier ou fabricant de chaises et, par goût, joueur de corde ou ménétrier ; à ce dernier titre, il fut plusieurs fois maire ou président de l’association musicale dite la Confrérie de Notre-Dame du Joyel ou du Joyau, de Douai[1].

Jean Bellegambe, l’unique fils issu du premier mariage de George, épousa l’une des filles du craissier ou épicier Jean Lemaire. Les deux époux appartenaient l’un et l’autre à la bourgeoisie aisée, comme le démontrent divers document[2]. Le talent dont Jean fit preuve comme peintre, comme dessinateur, comme orfèvre, déterminèrent le magistrat de Douai et les corporations religieuses de cette ville à lui commander des travaux importants et variés. En 1509 et 1510, il peignit le chœur des chanoines de l’église Saint-Amé ; en 1516, il donna les modèles des orfrois d’une chasuble et de deux tuniques confectionnées pour le même chapitre, et il orna de peintures une niche ou chapelle de la porte de Lille ; en 1517, il reçut du magistrat cent livres pour avoir peint et doré les moulures du cadran du beffroi ; en 1519 et 1523, il fut chargé de dorer les armoiries, la légende et la couronne impériale sur des pierres placées à différentes portes de Douai ; ce fut lui encore qui traça les patrons des robes des gardes de la ville ; en 1522, il dora une main de métal servant à marquer l’heure sur le cadran du beffroi, et il exécuta pour l’empereur Charles-Quint, sur l’ordre des échevins de Douai, un plan de cette ville et de toute la contrée qui s’étend entre la Scarpe et la Somme ; en 1525, il peignit un tableau pour l’autel Saint-Maurand, dans la collégiale de Saint-Amé, et, l’année suivante, il fut chargé par les échevins de contrôler l’exécution d’un rétable que ces magistrats avaient commandé pour l’autel de la chapelle de Saint-Michel, dans la halle.

Pendant vingt années, ce fut Bellegambe que l’on choisit de préférence pour orner les monuments publics de Douai. C’est donc avant cette période qu’il fit son apprentissage et qu’il entreprit, probablement, un voyage en Italie ; plus tard, sans doute, il se voua exclusivement à la grande peinture, à la peinture religieuse, et se montra le digne continuateur des premiers maîtres Flamands.

Son œuvre capitale, que l’on appelle le polyptyque d’Anchin, parce qu’elle ornait autrefois le maître-autel de l’église de l’abbaye de ce nom, se compose de neuf panneaux : cinq intérieurs, et quatre extérieurs, se repliant sur les premiers, de manière à les cacher totalement. Sa largeur est de trois mètres dix centimètres sur un mètre cinquante-trois centimètres de hauteur. Le panneau central représente la Sainte-Trinité ; les volets latéraux, la Vierge et saint Jean-Baptiste ; les volets extrêmes, des saints personnages ; les panneaux extérieurs représentent : au centre, le Christ assis sur un trône et la Vierge offrant une couronne à la Trinité ; sur les volets extrêmes, les religieux de l’abbaye d’Anchin en prières. Au premier rang de ceux-ci, à gauche, ou remarque l’abbé Charles Coguin, qui gouverna le monastère de 1511 à 1546, et qui fit exécuter le rétable.

Rien ne saurait donner une idée de ce magnifique ensemble, qu’on peut sans hésitation ranger parmi les œvres capitales de notre ancienne école. Grandeur et variété sans confusion dans la composition, perfection dans l’exécution, délicatesse de dessin, vigueur de coloris, toutes ces qualités réunies dans la polyptyque d’Anchin, placent Bellegambe au rang des meilleurs peintres. Les scènes si variées qui sont reproduites dans ce tableau s’encadrent dans une ornementation architecturale de la plus grande richesse, ornementation qui reporte immédiatement la pensée sur la manière de Jean Mabuse ou Gossart, de Maubeuge. La prédilection que le peintre y accorde au style de la renaissance atteste qu’il avait vu l’Italie et étudié les monuments dans lesquels revivait alors l’art antique.

Après avoir longtemps orné l’abbaye d’Anchin, à laquelle il coûta une somme incroyable, selon l’expression de l’ancien chroniqueur De Bar, le rétable fut déposé pendant la révolution française, au musée de Douai, d’où il sortit mutilé, aliéné à vil prix. Racheté par le docteur Escalier, qui en réunit les diverses parties, il fut légué, le 15 février 1857, à l’église Notre-Dame, où il attend, dans la sacristie, l’achèvement de la chapelle que l’on compte élever pour le recevoir. Après avoir été attribué à Memlinc, on l’avait, avec des motifs plus sérieux, signalé comme sorti du pinceau de Mabuse, lorsqu’un manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit rédigé en l’an 1600, dans l’abbaye même d’Anchin, fournit le passage suivant, qui lève tous les doutes à l’égard de la paternité du retable : « Les plus excellentes peintures sont de la table du grand autel à doubles feuilliets (ou volets), pincturé par l’excellent paintre Belgambe, qu’y a paint aussy la table de la chapelle Saint-Maurice et plusieurs tableaux. »

Le musée de Douai conserve deux volets d’un triptyque, dont la partie centrale est perdue. Ce triptyque était consacré au dogme de l’Immaculée Conception, dont les apologistes et les défenseurs figurent sur ces volets : à droite, un pape (Sixte IV, sans doute) accompagné de saints ; à gauche, des docteurs, des religieux, un magistrat. Sur les faces extérieures sont peints, en grisaille, des épisodes de la vie des parents de la Vierge et les armoiries de la famille Pottier, de Douai.

Ces volets, qui proviennent du couvent des Récollets wallons, de Douai, offrent de nombreux points de ressemblance avec le retable d’Anchin et, en effet, ce fut Jean Bellegambe qui les peignit, en 1526, à la demande de Jean Pottier et de sa femme Marguerite Muret, pour répondre au vœu manifesté par la fille de ceux-ci, Marguerite, au moment où elle allait expirer, le 14 avril 1521. C’est ce que nous apprennent les vers suivants, qui étaient placés au bas du tableau, et que M. Félix Brassart a recueillis dans une chronique manuscrite du couvent des Récollets conservée à la Bibliothèque impériale de Paris :

De ung bon vouloir Jean Potier l’aisné
Et sa femme nommée Marguerite
Muret ont cy cette table douné.
En laquelle est subtilement descripte,
La très-pure et digne conception
De Marie royne de Sion.
Quant à l’ouvrier qui voelle cognoitre l’homme,
Jehan Bellegambe pour vrai se nomme
Et le acheva pour estre en ce lieu mise
L’an XVe vingt-six par devise.
Chinq ans devant ce nombre de an prédict,
En avril la quatorzième journée,
Marguerite Pottier fut par mort ajornée
Et gist devant le autel de Notre-Dame ;
Laquelle pour le salut de son àme
Ains que morir feict requete loable,
A son père que du don amable,
Que avoir debvoit pour le sien mariage,
Fut emploié à faire ceste ouvrage.

Au couvent des Dominicains on remarquait un tableau représentant la mort et les miracles du fondateur de cet ordre, tableau qui fut commandé à Bellegambe, par Marguerite Oudart, morte en 1544, et qui était destiné à décorer la tombe de son mari, Thomas de la Papoire, maître des requêtes, décédé en 1533.

Comme on le voit, Bellegambe avait orné de ses œuvres presque tous les édifices civils et religieux de Douai. La meilleure preuve de la réputation qu’elles lui valurent, c’est l’épithète d’excellent qui se rencontre, d’ordinaire, accolée à son nom. Elle est employée par le manuscrit déjà cité, de la Bibliothèque royale de Bruxelles, et par le père dominicain Petit. Le manuscrit de la Bibliothèque d’Arras, où l’on voit son portrait, offre aussi cette souscription : « Maistre Jehan Bellegambe, paintre excellent. » Il y a quelque chose d’irrégulier et de trivial dans les traits de l’artiste, comme si de violentes passions avaient agité ce cerveau, d’où sortirent cependant de grandes et nobles conceptions. Quoique la biographie ne soit pas destinée à donner la généalogie des familles, nous complétons cette notice, en énumérant ici quelques descendants artistes du célèbre peintre douaisien.

Bellegambe eut de sa femme cinq enfants : Philippe, Martin, Mariette ou Marie, Catherine et Pauline, à qui plusieurs legs furent faits, en 1521, par leur tante Guillemette ou Guillemine, qui était béguine et dont le mobilier comprenait des tableaux et des manuscrits. Martin Bellegambe travaillait à Douai en 1534, et si, l’on s’en rapporte à un document dont l’authenticité nous paraît plus que douteuse, entra comme franc-maître dans la corporation des peintres de Tournai, le 6 novembre 1550. Un petit-fils du grand Bellegambe, nommé aussi Jean, se voua également à l’art de la peinture ; en 1580, il peignit des écussons armoriés dans l’hôtel de ville d’Hénin-Liétard ; en 1585, il leva le plan d’un marais voisin de Douai, dont la propriété était contestée ; en 1586, il coloria et dora l’horloge d’Hénin. De ce travailleur obscur, qui était, en 1609, revêtu de la dignité de prince de la confrérie des clercs parisiens, naquirent trois fils, qui furent aussi peintres : Jean, Vaast et Baudouin, celui-ci né le 4 juillet 1589. Jean testa le 24 juillet 1619 et mourut au mois de mars 1621. Vaast, son frère, habitait la rue des Blancs-Mouchonset,en 1638, exécuta une partie des miniatures de la description du couvent des Dominicains de Douai, qui est actuellement en la possession De M. de Coussemaker, de Lille. Ainsi que son frère cadet, il signait ses œuvres d’une lune (la Belle en patois du pays) et d’une jambe ; l’un d’eux fut, dit-on, l’élève de Rubens. Baudouin fut père de Baudouin, seigneur d’Aplencourt au Forest (près de Douai), né le 8 avril 1612, mort en janvier ou février 1666, et de François, né le 22 avril 1622, mort en 1700, après être entré dans la Compagnie de Jésus.

La famille du grand artiste était, à cette époque, entrée dans la noblesse ; mais, à mesure qu’elle s’élevait, s’éteignait insensiblement le souvenir de l’homme qui avait rempli Douai de chefs-d’œuvre et mérité les épithètes de maître des couleurs, de peintre excellent.

Alph. Wauters.

Wauters, Jean Bellegambe, de Douai, le peintre du rétable d’Ancin, Bruxelles, 1862, in-8o. — Preux, Résurrection d’un grand artiste : Jean Belleqambe, peintre du rétable d’Anchin. (Souvenirs de la Flandre wallone, t. II, p. 81.) - Asselin et l’abbé Haisnes, Recherches sur l’art à Douai aux XIVe, XVe et XVIe siècles et sur la vie et les travaux de Jean Bellegambe,in-8°. (Revue de l’art chrétien, VIe année, pp. 428 et 454.) — Cahier, Fragments de peintures du XVIe siècle, placés, en juillet 1863, au musée de Douai. (Mémoires de la Société d’agriculture, des sciences et des arts de Douai, 11e série, t. VII). — Félix Brassart, Jean Bellegambe, auteur du tableau de l’Immaculée Conception. (Souvenirs de la Flandre wallone, t. III, p. 162.) — Forster, Voyage à Paris et en Bourgogne par la Belgique (fragments traduits et publiés dans le Journal des Beaux-Arts, du 15 novembre 1865).


  1. George Bellegambe se maria deux fois et habitait rue du Fossé-Maugart ou des Fèvres, aujourd’hui rue Haute-des-Ferronniers, près du n° 22 actuel.
  2. Outre son habitation, Jean Bellegambe possédait une maison au coin de la rue de la Cloris et du Palais, maison sur laquelle ses deux beaux-frères avaient également des droits, qu’ils lui abandonnérent par acte en date du 9 mars et du 16 septembre 1504, et une autre, rue de Lille, dont Jean hérita de son père lorsque celui-ci mourut, en 1520. Jean Lemaire lui légua de plus une quatrième propriété, formant le coin des rues de la Claverye et de la Saunerye, et qu’il vendit, le 2 juillet 1531, pour la somme de deux mille livres parisis. Notre peintre en eut ou en acquit encore d’autres, notamment une située rue de Lille, qu’il vendit en 1509, et une autre encore, où il fit construire, en 1511 et 1517, une galerie, une cuisine et d’autres dépendances.